CHAPITRE XIV

Le Vioter avança sur la masse sombre qui parut se rétracter, se densifier. Ses lambeaux de colère et de tristesse le désertèrent comme des vêtements trop longtemps portés et dont la trame se serait brusquement dévidée. Il marchait d’un pas allègre vers son dernier combat, empli d’une sérénité qu’il n’avait éprouvée qu’en de très rares occasions. Il se sentait enfin libre, nu, dépouillé de tous ces conditionnements qui encombraient sa mémoire et gouvernaient son existence. Le chant de Lucifal résonnait comme une musique à la fois terrible et céleste dans ce caveau des profondeurs de Déviel.

Les Garloups avaient quitté leurs corps d’emprunt pour s’agréger et constituer une seule et puissante entité. Il se demanda par quel truchement ils faisaient entendre leurs voix. Dissimulaient-ils des prisonniers humains à l’intérieur de la sphère ?

— Une dernière fois, princeps, donnez-nous la formule…

— Une dernière fois, Garloups, remettez-moi Saphyr d’Antiter.

Il s’immobilisa à deux pas de la masse, observa ce concentré d’obscurité qui ressemblait à un trou de l’antespace – qui était peut-être une fenêtre ouverte sur le vide – mais il ne remarqua rien d’autre que de vagues circonvolutions qui évoquaient un ballet nuageux. Ils ne pourraient pas l’agresser physiquement puisqu’ils se présentaient sous leur forme immatérielle.

Ils se défièrent silencieusement pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer. La chaleur de l’épée contre le froid du néant.

— Nous sommes indispensables, dit soudain le Cartel. Nous sommes les forces de la division. Il n’y a pas de lumière sans ombre.

— L’ombre ne doit pas éteindre la lumière, répliqua Le Vioter. L’humanité m’a chargé de vous renvoyer d’où vous venez, dans le non-manifesté.

— L’humanité… Un grand mot pour décrire un ramassis de créatures qui ne songent qu’à s’entre-tuer. L’humanité nous a elle-même ouvert les portes.

— Elle me demande maintenant de les refermer.

— D’où vous vient cette rage à défendre vos semblables ?

— Les hommes ont en eux la capacité d’évoluer, de retrouver le chemin des origines.

— Un optimisme touchant. De même, vous croyez sans doute que votre misérable bout de fer…

Le Cartel n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Lucifal poussa un long ululement et fondit sur la masse sombre, entraînant Le Vioter dans son élan. Un froid intense l’envahit au moment où la lame entra en contact avec la substance volatile. Ses centres nerveux, ses muscles s’engourdirent, et l’épée faillit lui échapper des mains. Il comprit qu’il ne devait à aucun prix être séparé de sa compagne. Sans elle il ne pourrait pas résister longtemps à l’action déstructurante des Garloups. Il resserra sa prise sur la poignée de Lucifal, qui frappa une deuxième fois. Son chant retentissait désormais avec la puissance d’un orchestre symphonique. La masse sombre s’enroulait autour de Rohel en écharpes sifflantes menaçantes. Les pensées des premiers temps, les principes de fission, de séparation, l’assaillaient, le pénétraient, le morcelaient. Elles avaient compris que l’épée ne serait rien sans l’homme et l’homme rien sans l’épée.

De nouveau, Rohel fut en proie à la haine, de nouveau il ressentit la souffrance de la dislocation, de nouveau il fut taraudé par la tentation du renoncement. Les Garloups exploitèrent immédiatement son fléchissement et la masse sombre se déplaça avec vivacité pour l’envelopper tout entier. Il plongea dans le sein d’une nuit éternelle. La lumière de Lucifal ne parvenait plus à repousser les ténèbres, aussi denses que de la suie. Son chant s’était transformé en un bruissement à peine audible. L’épée puisait sa force en lui, en sa propre détermination, mais il ne parvenait pas à maintenir sa cohésion, à cerner ses limites. Les Garloups isolaient chacune de ses cellules, le fragmentaient, une tristesse indicible l’accablait, l’affaiblissait, l’emportait.

Ressaisis-toi, Rohel.

Il reconnut instantanément ce chuchotement.

Saphyr. Elle traversait en pensée le vide insondable qui séparait les deux mondes, l’au-delà et l’univers des formes, elle le soutenait, elle l’encourageait, elle défiait l’espace et le temps.

Galvanisé, il se reconstruisit autour de ce frémissement, il se relia à lui-même, à son empreinte fondamentale, il redevint un être indivisible, souverain, il se souvint qu’il était le guerrier de l’humanité dans cet affrontement avec les forces de destruction. Lucifal se remit aussitôt à briller, à chanter, à frapper de taille et d’estoc dans la masse sombre.

La tentation du renoncement l’effleura à plusieurs reprises, à chaque fois que les Garloups détectaient une de ses failles et s’y engouffraient avec avidité. Mais la voix de Saphyr, qui continuait de vibrer en sourdine, lui servait à la fois de fil conducteur et de refuge. Il surmontait sa lassitude, repartait au combat, chantait, brillait et brûlait avec Lucifal.

La sphère sombre perdait peu à peu de sa densité et les agressions des Garloups se faisaient moins virulentes. L’épée buvait leur principe volatil et dissolvait leur agrégat. Elle se faisait paradoxalement de moins en moins lourde, comme si le fait d’absorber une telle quantité d’énergie de fission annihilait sa propre densité. Elle n’était pratiquement plus qu’un rayon de lumière pure. Seule la poignée conservait le minimum de rigidité qui permettait à Rohel de la manier.

— Maudis sois-tu, Rohel Le Vioter.

La voix du Cartel s’était muée en un filet sonore à peine audible, un peu comme une communication holographique perturbée par un orage magnétique. Rohel distinguait à présent des formes au milieu des volutes grises de plus en plus éparses. Trois silhouettes, un homme, une femme, un enfant, se tenaient au centre de la sphère dans l’attitude caractéristique des organismes d’emprunt, bras et jambes légèrement écartés. Le Cartel s’était servi de leurs cordes vocales pour communiquer avec lui. Il entrevit une forme allongée un peu plus loin.

— Tu ne reverras jamais Saphyr.

— Elle vit en moi pour l’éternité ! cria-t-il. Vous n’avez pas réussi à me séparer d’elle, Garloups.

Et animé d’un regain de vigueur, il se projeta corps et âme dans la lame resplendissante qui se lançait à l’assaut des vestiges du Cartel.

 

Un silence paisible régnait maintenant sur le caveau. Exténué, Rohel était tombé à genoux et avait reposé Lucifal sur le sol. Il avait fallu que l’homme et l’épée restent parfaitement soudés pour repousser l’ultime attaque des Garloups. Elle ne brillait presque plus, comme neutralisée par les forces de destruction contenues dans sa lame, mais elle avait accompli sa tâche, elle avait repoussé les pensées des premiers temps dans l’antespace. Ses lueurs mourantes effleuraient les trois corps pétrifiés et la mystérieuse forme allongée qui semblait être une boîte oblongue aux parois de verre.

Rohel resta un long moment recroquevillé sur lui-même, reprenant son souffle, reconstituant peu à peu son individualité malmenée par l’affrontement avec le Cartel. Une douleur sourde vibrait en lui, enracinée dans le souvenir de Saphyr. Les syllabes du Mentral se pressaient dans sa gorge, qui saisiraient la première opportunité de répandre la mort et la désolation. La formule était désormais la gardienne vigilante de son âme. Devant lui s’ouvrait une route qui ne débouchait sur nulle part. Il était encore trop tôt pour prendre une décision, mais il lui faudrait quoi qu’il en soit retourner sur Antiter pour rejoindre son peuple formé des sept tribus de l’Arcanoa.

Lucifal jeta tout à coup un éclat aveuglant qui emplit tout le caveau et révéla les dentelles de pierre de la voûte. Les vêtements des trois corps d’emprunt étaient aussi disparates que leurs caractéristiques physiques. La femme avait une peau mate, des cheveux noirs et lisses, une grossière robe de laine similaire à celle de Petite-Ourse. Les cheveux blancs, clairsemés, et les rides profondes de l’homme vêtu d’un strict costume anthracite dénotaient un âge avancé. Les paupières de l’enfant tombaient comme des rideaux amidonnés sur ses yeux en forme d’amande. Les Garloups avaient eu cet avantage sur les hommes de ne faire aucune distinction d’âge, de sexe ou de race.

Le regard de Rohel échoua sur la boîte de verre et distingua un corps allongé entre les parois transparentes. Inexplicablement, son rythme cardiaque s’accéléra et son sang frémit dans ses veines. Il se releva et se dirigea d’une démarche mal assurée vers le sarcophage.

C’était une femme, vêtue d’une ample robe bleue dont les plis tapissaient le bas des parois et le fond de verre. Ses cheveux ambrés ruisselaient sur ses épaules et s’écoulaient jusqu’à ses hanches. Leurs reflets dorés contrastaient avec la blancheur de ses mains croisées sur sa poitrine.

Il sut, bien avant de découvrir son visage, qu’il avait enfin retrouvé Saphyr. Ses traits paisibles, sereins, son extrême pâleur et son immobilité indiquaient que la vie l’avait désertée. Bouleversé, il fixa jusqu’au vertige sa poitrine dans l’espoir insensé de la voir se soulever. Il s’accroupit prés du cercueil, souleva le couvercle de verre, passa le bras à l’intérieur, effleura délicatement les lèvres de la jeune femme. Elle était glacée mais elle n’avait pas cette apparence désespérante des corps d’emprunt. Elle n’avait jamais été investie par un Garloup, elle avait conservé jusqu’au bout son intégrité de femme. Sa surprenante conservation – surprenante dans la mesure où le Cartel lui avait affirmé qu’elle était morte depuis plus d’un an – était probablement liée à ses pouvoirs de féelle.

Il résista à la tentation de s’allonger sur elle et d’attendre que la mort vienne à son tour le chercher. Des détails restaient à régler avant de la rejoindre. D’abord aider Serpent, Petite-Ourse et Nazzya à quitter le palais et les déposer dans l’endroit où ils souhaitaient s’établir, rejoindre ensuite Antiter et élaborer un système de gouvernement à la fois fiable et évolutif pour son nouveau peuple.

Il ramènerait le corps de Saphyr sur son monde natal et décréterait des funérailles planétaires. Ce serait sa première – sa dernière ? – décision de princeps.

Longtemps les sanglots l’empêchèrent de se relever. La lumière de Lucifal s’éteignait peu à peu et l’obscurité envahissait à nouveau le caveau, une obscurité paisible, fluide. La température restait agréable et constante.

Rohel tourna la tête en direction de l’épée. Elle s’effaça dans un dernier sursaut lumineux, comme absorbée à son tour par les ténèbres. Elle disparaissait après avoir rempli son rôle, elle retournait auprès des dieux ou des êtres d’un autre âge qui l’avaient façonnée.

Rohel glissa les bras autour des épaules et de la taille de Saphyr et la souleva de son cercueil. Marchant à l’aveuglette, il peina à la porter dans les fondations du palais. Son épuisement et son chagrin le contraignaient à de fréquentes haltes. Il parcourut les galeries, les escaliers et les couloirs au hasard, se concentrant uniquement sur le mouvement de ses jambes. Le sol régulier et l’enduit lisse des parois l’avertirent qu’il se rapprochait du palais. Il dérangea des rongeurs qui le fixaient un long moment de leurs grands yeux de nyctalopes avant de se disperser à son approche. Le poids de Saphyr lui tétanisait les bras. Le contact prolongé de leurs deux corps ravivait des souvenirs d’étreinte et générait une chaleur bienfaisante.

Quelque chose lui effleurait régulièrement le cou, les cheveux de Saphyr sans doute. Une caresse à laquelle il ne prêta d’abord aucune attention, puis, comme elle se faisait insistante, il s’arrêta, cala le corps contre sa cuisse relevée, libéra son bras engourdi et examina le visage de la féelle. Ses cheveux ne pouvaient en aucun cas lui frôler le cou puisque, tirés vers l’arrière, ils flottaient dans le vide ou se coulaient dans les plis de sa robe.

Il resta quelques instants interdit puis, voulant en avoir le cœur net, il posa la pulpe de son index entre la lèvre supérieure et le nez de Saphyr. Il lui sembla percevoir un souffle lent et régulier. Il pensa d’abord que son inconscient, comme le manich du désert, créait des illusions sensorielles. Les paroles de Serpent remontèrent à la surface de son esprit : « Le labyrinthe des pensées créatrices… Les créatures issues de ses propres pensées… »

Se pouvait-il que le labyrinthe eût le pouvoir… d’exaucer les désirs ?

Il s’accroupit, calma sa respiration et se pencha sur la poitrine de Saphyr. Il entendit ses propres systoles, précipitées, chaotiques, puis il discerna un autre battement, lent, ténu… Le doux bruissement d’un cœur qui s’éveillait à la vie.

 

— Enfin ! s’écria Serpent. Nous nous apprêtions à partir.

Les deux Cælectes et Nazzya avaient déniché une bulle lumineuse dont ils avaient activé le mécanisme d’éclairage et qui flottait quelques mètres au-dessus de l’estrade.

— C’est elle la femme qu’ils vous avaient enlevée ? demanda le garçon en désignant Saphyr d’un geste de la main.

Le Vioter acquiesça d’un hochement de tête. Il remarqua la crispation des traits de Nazzya.

— Est-ce qu’elle est vivante ? insista Serpent.

— Son cœur bat, elle respire, mais elle n’a pas encore repris connaissance.

— Et votre épée ?

— Elle s’est… retirée après le combat.

— Votre victoire montre que le vieux Drago ne s’était pas trompé.

— Comment sais-tu que nous avons vaincu ?

Le Cælecte pointa l’index sur les trônes de l’estrade, désormais vides.

— Les corps sont tombés. Ils ne sont plus régis par la loi des Garloups. Leur âme peut enfin entreprendre le voyage.

Petite-Ourse s’approcha de Rohel et contempla le visage détendu de Saphyr.

— Elle est belle, dit la fillette. Elle ressemble à la magicienne de la grande oubaq des royaumes célestes.

— Idiote ! fit Serpent. Tu ne l’as jamais vue.

La fillette leva la tête et le dévisagea avec impertinence.

— Oh toi, tu ne sais voir que le ciel !

 

Sortir de l’ancien palais impérial d’Ersel ne fut pas difficile. Il leur suffit de franchir les pièces qu’ils avaient parcourues à l’aller. Serpent, qui avait agrippé la poignée de la bulle éclairante, ouvrait la marche. Ils gravissaient parfois des monticules de corps qui, comme les quinze hommes et femmes de la salle des trônes, avaient naturellement renoué avec les lois de la gravité et de la décomposition. La puanteur des cadavres dominait les effluves de bois brûlé qui flânaient encore dans l’air tiède. Contrairement aux prévisions de Rohel, l’incendie ne s’était pas étendu et le palais était resté intact. Il guettait les premiers signes d’éveil de Saphyr, mais elle gardait pour l’instant les yeux clos, comme plongée dans un profond coma. Il se demandait si elle n’avait pas volontairement ralenti ses fonctions vitales pour empêcher les Garloups de l’utiliser comme monnaie d’échange. Lui-même avait eu recours à ce genre de procédé pour se sortir de situations difficiles, mais jamais il n’aurait pu se maintenir en catalepsie pendant plus d’un an. Non seulement il aurait risqué d’endommager grièvement ses organes vitaux, mais il aurait été incapable de programmer son retour à la vie.

 

Si le palais n’était peuplé que de cadavres, une foule dense, braillarde, bien vivante se pressait dans le jardin. Larme se levait à l’horizon et habillait les arcades et les tours d’angle d’un gris sale. Des hommes et des femmes brandissaient des vibreurs et criblaient de traits étincelants la lumière maladive du petit jour. Il régnait à la surface d’Ersel une atmosphère de joie qui contrastait étrangement avec les règlements de comptes et les atrocités de la veille.

Tous les regards se tournèrent vers Rohel, Nazzya et les deux enfants lorsqu’ils se présentèrent à la porte du bâtiment.

Un homme de haute stature aux cheveux blonds et ras se fraya un passage parmi la multitude et s’avança vers le petit groupe. Son visage n’était pas inconnu à Rohel mais il ne parvenait pas à lui associer un souvenir précis. Son treillis de combat lui donnait une allure martiale qu’accentuaient ses larges épaules et ses mâchoires carrées.

— Je ne pensais pas vous revoir, princeps.

Rohel se remémora une tête holographique, une conversation avec le technicien de l’astroport d’Ersel.

— Vous avez bafoué les règles de l’espace en bombardant mon vaisseau, dit-il d’une voix posée.

— Pas moi, princeps, mais les agents d’une Église infiltrés dans nos services. Je suis Ergün Wainer, un des chefs de la résistance dévillienne. Je n’aurais pas pris le risque stupide de détruire votre vaisseau et d’éveiller sur moi les soupçons. J’avais prévu de vous laisser atterrir et de vous neutraliser au sol. Me direz-vous maintenant ce que vous veulent les monstres du Cartel ?

— Je devais leur remettre une arme secrète en échange de cette femme.

Ergün Wainer se frotta le menton. La crosse de son vibreur à ondes mortelles dépassait de sa large ceinture de cuir.

— La vie d’une femme contre des milliards d’autres vies ? gronda-t-il. Nous n’avons pas la même conception du devoir, princeps.

— Elle est plus importante à mes yeux que tout l’univers recensé, répartit Le Vioter d’un ton sec.

— Vous leur avez remis leur arme puisque vous avez récupéré la femme.

— Je disposais d’une autre arme. Une arme idéale contre ce genre d’adversaires.

— Vous disposiez, dites-vous. Est-ce à dire que…

Rohel marqua un petit temps de silence avant de répondre, avec un large sourire :

— Le Cartel est hors d’état de nuire.

Les yeux gris du chef de la résistance s’écarquillèrent. Les visages s’étaient figés autour d’eux. La foule attendait maintenant le compte rendu de l’entretien pour savoir si elle devait se réjouir ou se disperser.

— Nous avions prévu de donner l’assaut aujourd’hui, reprit Ergün Wainer. Après avoir nettoyé Ersel de toutes ses bandes de marchands d’hommes. Notre intention était d’abord de couper le Cartel de ses fournisseurs avant d’investir le palais et…

Des braises soupçonneuses s’allumèrent dans son regard.

— Bordel, vous êtes peut-être en train de nous raconter n’importe quoi pour sortir vivant de ce jardin, princeps !

Une rumeur sourde parcourut la multitude comme une vague à la violence contenue.

— Envoyez quelques-uns de vos hommes vérifier, proposa Rohel. Ils ne trouveront dans ces murs que des cadavres.

— Que font ces deux Cælectes avec vous ?

— Ils m’ont rejoint dans le désert après le naufrage de mon vaisseau. Leur aide m’a été précieuse.

Ergün Wainer désigna Nazzya d’un mouvement de menton.

— Et elle ? D’où sort-elle ?

— Elle appartenait au service secret de cette Église à laquelle vous faisiez allusion. Elle s’est retournée contre ses maîtres.

D’un geste du bras, le Dévillien rétablit le silence dans les rangs de ses partisans.

— Nous allons contrôler vos informations, princeps. Le plus dur sera de trouver des volontaires pour s’aventurer dans cet endroit de malheur.

— Nous y sommes entrés et nous en sommes sortis.

Rohel sentit à cet instant la brûlure d’un regard sur sa joue.

Saphyr avait ouvert les yeux et le contemplait en souriant.

*

L’astroport avait été pavoisé aux couleurs d’Ersel – le vert de l’espérance et le rouge de la reconquête –, et d’Antiter, le blanc et l’or. Les moteurs du vaisseau à propulsion hypsaut tournaient à faible régime. Le nouveau gouvernement dévillien, un collège formé des dix chefs de la résistance, avait réquisitionné un appareil d’une compagnie privée pour permettre au princeps d’Antiter et à son épouse, dame Saphyr, de regagner leur monde. Rohel leur avait promis de renvoyer le vaisseau avec à son bord une ambassade chargée d’établir des liens officiels avec Déviel.

Saphyr avait eu besoin d’une décade pour se remettre de son coma volontaire. Elle avait recouvré l’usage de la parole le troisième jour et sa motricité le septième. On les avait logés, en compagnie de Serpent, Petite-Ourse et Nazzya, dans une aile d’un luxueux hôtel du centre-ville où le nouveau gouvernement avait établi ses quartiers provisoires. On avait projeté de raser l’ancien palais impérial, de combler ses fondations avec du béton renforcé et de bâtir à son emplacement un mausolée dédié aux innombrables victimes des Garloups. Quelques-uns de ces derniers subsistaient dans l’univers, dissimulés dans les corps de tyrans ou de chefs religieux. On avait décidé de prévenir tous les gouvernements des planètes recensées afin d’identifier et de pourchasser impitoyablement les derniers êtres de l’antespace.

 

Les dix membres du gouvernement collégial s’étaient alignés devant la passerelle. Plus loin, les soldats de l’armée dévillienne s’efforçaient de contenir l’énorme foule qui se pressait autour des pistes de l’astroport.

— Bon voyage, princeps, dit Ergün Wainer en serrant vigoureusement la main de son vis-à-vis.

— Tous deux, nous avons à reconstruire notre monde. Vous recevrez bientôt la visite de la délégation d’Antiter.

Rohel avait refusé les vêtements d’apparat que lui avaient proposés les nouveaux chefs du protocole, optant pour un sobre uniforme blanc. Saphyr avait passé une robe d’un bleu vif parfaitement assortie à la blancheur de sa peau, à l’ambre de sa chevelure et à l’aigue-marine de ses yeux.

Rohel pressa longuement Serpent et Petite-Ourse.

— Vous viendrez me rendre visite ?

— Je ne sais pas si j’aurai le temps, répondit Serpent. Le collège m’a demandé d’apprendre aux Dévilliens à lire le ciel.

— Et moi je retourne dans le désert avec Nazzya, dit Petite-Ourse. Je veux vivre à Canis Major jusqu’à la fin de mes jours.

Nazzya se recula et se détourna pour abréger les adieux. Rohel n’insista pas, convaincu qu’elle trouverait la paix auprès de la fillette et dans le cœur de ce désert doublement présent dans ses gènes h-phaïstins et samiri.

Saphyr et Rohel s’avancèrent main dans la main sur la passerelle flottante et, sans se retourner, marchèrent jusqu’au sas principal du vaisseau. La voix aigrelette de Petite-Ourse domina le grondement assourdi des moteurs d’extraction.

— Adieu !

*

Saphyr entra dans la cabine de pilotage et se plaça devant la baie vitrée. Rohel la rejoignit après avoir programmé l’hypsaut – un seul bond était nécessaire pour atteindre Antiter –, la saisit par les épaules et la serra délicatement contre lui.

— J’ai connu d’autres femmes…

— Chaque femme que tu as connue te maintenait en vie et te rapprochait de moi, murmura-t-elle sans se retourner.

— Sans toi, sans tes communications télépathiques, je ne serais pas arrivé jusqu’à Déviel.

— Sans ta force, je n’aurais pas eu le courage de survivre.

— Tu aurais pu ne jamais revenir de ta catalepsie.

— Il fallait qu’ils me croient morte. Ils étaient désemparés devant mon corps. Leur stratégie s’effondrait comme un château de cartes. Ils ont réagi comme je l’escomptais. Ils ne m’ont pas enterrée ou brûlée, ils m’ont descendue dans ce caveau. Ils pensaient que je pouvais leur être utile à l’état de cadavre.

— Ils auraient dû se douter que tu n’étais pas morte puisque tu ne te décomposais pas.

— Ils trouvaient normal que certains humains échappent aux lois humaines.

— Je n’ai jamais eu l’intention de leur donner le Mentral.

— Tu aurais pu faiblir si tu m’avais vue vivante. J’espérais que tu aurais suffisamment de foi pour m’arracher à la mort. Et c’est ce que tu as fait, Rohel : tu as cru en toi, en ton pouvoir.

Elle se retourna et le contempla avec une étrange ferveur. Le vaisseau effectua son hypsaut et les étoiles se mirent à tourbillonner dans le ciel.

— J’ai envie que tu me chantes quelque chose.

Elle se haussa sur la pointe des pieds et lui donna un baiser fougueux qui appelait d’autres jeux amoureux. Puis elle entrouvrit la bouche et, sans effort apparent, elle laissa échapper de sa gorge une voix d’une pureté cristalline et chargée d’une émotion intense. Porté par le chant d’extase de sa bien-aimée, grisé par l’hypsaut, il guetta l’apparition de la petite planète bleue qu’il avait quittée sept années plut tôt.

Cycle de Saphyr
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